«Cessons d’être fascinés par Donald Trump, nous pouvons avancer sans lui»
Lisez ci-dessous l’interview du journal Le Temps avec notre président prof. em. Thomas Cottier, 23 juillet 2018.
Donald Trump a bel et bien déclaré la guerre commerciale. Fondateur du World Trade Institute de l’Université de Berne, Thomas Cottier invite à constituer des coalitions et à réfléchir au-delà de la durée de cette présidence américaine.
Thomas Cottier, professeur émérite au World Trade Institute (Université de Berne), est l’un des grands connaisseurs mondiaux du droit économique international. Directeur adjoint de la délégation suisse au GATT, il a aussi présidé une quinzaine de groupes de travail à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (ancien GATT) pour statuer sur divers conflits. Il livre ici son analyse sur la guerre commerciale qui domine l’actualité et affirme que le nationalisme économique ne peut que conduire à une baisse de niveau de vie. Il invite aussi la Suisse à prendre des initiatives.
Le Temps: Est-ce que nous sommes vraiment dans une guerre commerciale? Ce terme n’est-il pas exagéré?
Thomas Cottier: Nous sommes dans une guerre dans la mesure où l’un des protagonistes, le président américain Donald Trump en l’occurrence, a lui-même traité l’UE et la Chine d’ennemis. Les Etats-Unis ont quitté les modalités de la coopération et prennent des mesures unilatérales au mépris des règles de l’Organisation mondiale du commerce. Le soutien traditionnel et le leadership des Etats-Unis au système multilatéral ont fait place à une approche bilatérale mercantiliste qui ne vise qu’à rééquilibrer les balances des paiements et à éventuellement ramener des places de travail au pays. Nous sommes définitivement dans une guerre commerciale comme dans les années 1930, lorsque des Etats érigeaient des barrières commerciales les uns après les autres.
Est-ce grave? Les prévisions conjoncturelles, notamment celles du Fonds monétaire international, n’anticipent pourtant pas d’effondrement économique…
La situation est grave du point de vue de la coopération économique internationale. En ce qui concerne les effets, il n’est pas possible de les mesurer à ce stade. Les surtaxes sur l’acier et l’aluminium sont entrées en vigueur le 1er juin 2018 seulement. Il faut surtout être attentif aux effets à long terme, sans oublier l’impact des mesures de rétorsion de la part de la Chine et de l’UE. Ce sont les régimes tarifaires qui déterminent les structures de production et les chaînes des valeurs ajoutées régionales et internationales.
Dans toute guerre, il y a des gagnants et des perdants. Qui seront-ils?
Les consommateurs, y compris américains, seront les plus grands perdants. Je ne suis pas certain que les habitants de la Rust Belt, à qui le président Trump a promis le retour des emplois, y trouveront leur compte. Sa démarche montre son ignorance des politiques commerciales. Elle reflète les années 1950, lorsque les productions se faisaient au niveau national. A présent, les chaînes de valeurs ajoutées ont remplacé l’ancien modèle. Ramener des emplois aux Etats-Unis peut même se montrer contre-productif. Plusieurs économistes confirment cette analyse. Le problème de fond est toutefois réel. La globalisation a déplacé beaucoup de places de travail sans qu’il y ait de filets de sécurité suffisants, notamment aux Etats-Unis, pour ceux qui perdaient leur emploi. C’est là où Donald Trump a trouvé ses électeurs. Paradoxalement, les républicains ont toujours combattu des mesures sociales.
Mais il y a tout de même quelque chose de bien qui pourrait sortir de cette guerre commerciale…
Pour la Rust Belt? La surtaxe sur l’acier et l’aluminium a eu l’effet contraire de celui souhaité par le président Trump. Par exemple, le constructeur de motos Harley-Davidson a décidé de délocaliser une partie de sa production. Rapatrier une industrie lourde n’est pas une simple affaire. Une politique industrielle prend du temps à être mise en place et il est difficile d’imaginer une stratégie qui n’intègre pas les chaînes des valeurs ajoutées internationales. Le président américain n’est pas réaliste.
Que se passe-t-il alors dans la tête de Donald Trump, qui insiste sur le retour au pays des entreprises américaines installées à l’étranger? Veut-il absolument concrétiser son slogan «America First»?
Il est obsédé par la question d’excédent/déficit commercial. «American First» est un concept anti-globalisation. Il est difficile de comprendre cette volonté, d’autant plus que les Etats-Unis ont profité et profitent encore de l’accès aux marchés mondiaux.
Mais si on regarde dans le détail, le président Trump a peut-être raison. Sinon, comment expliquer que l’UE impose une taxe de 10% sur les voitures américaines, contre 2,5% aux Etats-Unis sur les automobiles européennes?
Cette disproportion est bien réelle. Toutefois, on ne regarde pas une mesure hors de son contexte général. Si l’on tient compte des mesures américaines anti-dumping et de sauvegarde ainsi que des subventions aux exportations, la conclusion sera différente. Par ailleurs, les Européens seraient apparemment prêts à baisser leur tarif. Le projet d’un accord de libre-échange transatlantique, que Donald Trump a suspendu, voulait justement harmoniser les règles et les standards de l’industrie automobile.
On voit bien que la Chine a enfilé le manteau du défenseur du multilatéralisme. Est-elle crédible? Lorsqu’on voit que Pékin ne respecte pas le droit international de la mer, on peut effectivement se poser cette question. Nous savons aussi qu’elle met en avant le droit international quand cela l’arrange. Mais en matière de commerce international, le droit est dans son intérêt. Car la Chine dépend de l’accès aux marchés de façon non arbitraire. Dès lors, on peut comprendre pourquoi elle veut reprendre le flambeau du multilatéralisme et chercher à s’allier avec les Européens sur la base de convergences d’intérêts.
L’axe Europe-Russie-Chine contre les Etats-Unis, vous y croyez?
On trouve toujours des coalitions flexibles et changeantes. Elles fonctionnent dès qu’il y a une masse critique des Etats qui adhèrent à une idée. La question est de savoir si on veut vraiment avancer sans les Etats-Unis, où même le Congrès essaie de reprendre des compétences qu’il avait cédées à la Maison-Blanche en 1962 en matière de commerce international. Ce serait tragique si plusieurs pays ne pouvaient pas travailler ensemble sur de grands défis comme le changement climatique, l’approvisionnement énergétique, les aspects sociaux de la mondialisation, les migrations et l’interface entre différents systèmes économiques. Il faut cesser d’être fasciné par Donald Trump. Nous pouvons avancer sans lui. La façon dont les Européens et les Asiatiques réagiront aux sanctions américaines contre l’Iran nous dira s’ils sont capables de défier l’administration Trump.
Les Etats-Unis et l’UE, qui sont des alliés historiques et qui partagent les mêmes valeurs, ne devraient-ils pas s’efforcer de trouver un terrain d’entente?
Beaucoup de mes amis américains, y compris dans les milieux économiques et industriels, souhaitent un changement. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a un axe historique à cultiver mais, selon eux, il est difficile d’avancer avec cette administration. Dès lors, il faut survivre les deux ou six ans de cette présidence et préparer l’après-Trump dès maintenant. L’UE, le Royaume-Uni, les pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE) et ceux de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) doivent rouvrir le chantier du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP). C’est un projet qui devra se reposer sur les valeurs occidentales de démocratie, des droits de l’homme et du développement durable.
Excluez-vous une désescalade ces prochains mois?
Tout dépendra du type de division de travail que nous voudrons à l’avenir. Le choix est entre le nationalisme économique et celui des chaînes des valeurs ajoutées régionales et internationales, sachant que ce sera difficile pour les entreprises transfrontalières de reculer. On doit savoir que le nationalisme économique est synonyme de coûts de production plus élevés et de baisse de notre niveau de vie. Les électeurs vont réagir une fois que ces effets négatifs seront bel et bien réels.
Et la Suisse? Elle est désormais partie prenante du fait qu’elle vient de déposer une plainte contre les surtaxes américaines sur l’acier et l’aluminium. Que peut-elle faire?
En tant que siège de l’OMC et de nombreuses institutions internationales, elle a un devoir de responsabilité particulier. Celui de défendre le multilatéralisme et le système commercial basé sur des règles. Elle peut promouvoir des coalitions pour avancer sur des initiatives qui concernent le commerce et le changement climatique, notamment les énergies durables. Elle peut s’engager à la réforme institutionnelle de l’OMC, notamment avec l’UE. Berne doit regarder ses relations particulières avec le voisin européen au-delà des relations bilatérales et tenir compte des enjeux globaux.